Ce photoblog présente quotidiennement

un premier choix non définitif d'images pour les séries en cours.

Il vient en complément du site www.yannickvallet.com qui, lui,

présente un panorama complet de mon travail.


8 juin 2012

La position du Bois de Verrières #5

La cour des miracles.

La route de la Grande Ceinture, Bois de Verrières, 2012
Photo © Yannick Vallet

Au bout de cette route, il y a ma dernière batterie. Et de chaque côté de cette longue bande d'asphalte, le bois qui s'éveille doucement sous les premiers rayons printaniers. Ce bois que les militaires n'ont pas hésité à piller durant toute la guerre de 14, juste parce qu'ils se croyaient chez eux. En janvier 1915, le garde forestier Wilmot écrit dans le Livret pour les préposés des Eaux et Forêts « qu'un grand nombre de réserves, baliveaux, chênes et bouleaux, avaient été coupés à la scie et à la hache, ainsi que des perches de châtaigniers, ces derniers ayant ainsi servi à faire un chemin de bois sur le sol militaire de la batterie des Gâtines. » Certains vont même jusqu'à récupérer pour divers travaux dans les Batteries, des tas de pierres destinés à la réfection de la route de Grande Ceinture.

Terrain militaire, Bois de Verrières, 2012
Photo © Yannick Vallet

Le mur de béton que j'aperçois au loin après une dizaine de minutes de marche, me dit que je suis arrivé. En inscription au pochoir, à intervalles réguliers : DEFENSE D'ENTRER - TERRAIN MILITAIRE. Une drôle de fenêtre ménagée à travers une des dalles me dit que l'accès n'est pas si restrictif que ça ! Derrière cette palissade semble se cacher quelques restes d'occupation guerrière. Et je ne me trompe pas …

Poste de garde, Batterie de Bièvres, Bois de Verrières, 2012
Photo © Yannick Vallet

Passé la porte grande ouverte qui m'aspire vers les entrailles de la batterie, je découvre, enfin, ce que l'on peut glorieusement appeler les ruines d'un fort militaire. Soudain, je revis. Je suis comme un gamin qui joue à la guerre. Je suis transporté des années en arrière. Que dis-je ? Un siècle en arrière, dans les récits rocambolesques que mon grand-père me racontait lorsque j'étais enfant. Des récits plus pittoresques les uns que les autres sur cette "der des ders" qu'il avait connue. Lui qui était parti à l'âge de dix huit ans. Lui qui avait connu la puanteur des tranchées, la nourriture trop rare, le pain trop dur et l'eau qui donnait la dysenterie.

Tableau électrique du poste de garde, Batterie de Bièvres,
Bois de Verrières, 2012 - Photo © Yannick Vallet

Dès l'entrée, un poste de garde en ruine, criblé de balles et autres projectiles m'accueille. Vraisemblablement celui-ci date des années 50, lorsque l'armée (alors même que le lieu avait été déclassé en 1946) y stockait encore des munitions et y faisait des exercices de tir. À l'intérieur, un tableau électrique rouillé et des sanitaires hors de service. Et à l'arrière, un vieux poêle à charbon dans ce qu'il reste d'une minuscule chaufferie.

DEFENSE DE FUMER, Batterie de Bièvres,
Bois de Verrières, 2012 - Photo © Yannick Vallet

Un peu plus loin sur la gauche, une petite "ruelle" me mène à une maison que je suppose être un ancien dépôt de munitions : le DEFENSE DE FUMER, inscrit en énorme et en rouge sur les murs intérieurs, ne laisse guère de doute. De l'autre côté, une carcasse de voiture lamentablement défoncée sur laquelle quelques militaires énervés semblent s'être sauvagement lâchés ! Un peu plus loin, derrière un remblais de terre, j'aperçois le toit d'un bâtiment tout en longueur. Et puis ce sont de vieux tuyaux rouillés, un immense portique et quatre cheminées carrées qui sortent d'une butte de terre. Je gravis cette colline improvisée et là je découvre, face à moi … incroyable … un véritable fort.

Carcasse, Batterie de Bièvres,
Bois de Verrières, 2012 - Photo © Yannick Vallet

Un véritable fort pentagonal avec ses hauts murs de pierre, ses fossés, sa contrescarpe, ses caponnières, ses casernements, son magasin à poudre. Un véritable fort Serré de Rivière construit en 1875 et où une centaine d'hommes vivait au début de la 1ère guerre mondiale. Un fort qui s'organisa tant bien que mal alors qu'on le désarmait presque totalement en août 1916, comme toute la Zone Sud, pour alimenter, en armes comme en hommes, le front et ses tranchées.

Une caponnière, Batterie de Bièvres,
Bois de Verrières, 2012 - Photo © Yannick Vallet

Curieux de découvrir cette architecture si particulière, je commence à en faire le tour en surplombant les fossés. Les énormes câbles tendus au-dessus du vide me laissent penser que dans un passé pas si lointain certains se sont essayés à la tyrolienne ou autres amusements acrobatiques. Les centaines de bouteilles plastiques, les traces de peintures sur certains murs et les petites billes de couleur qui jonchent le sol me disent que les adeptes de la guéguerre peinturluresque doivent ici s'en donner à cœur joie. Ou comment évacuer sa testostérone quand on ne sait pas comment occuper son temps libre et qu'on vit dans un pays en paix. À croire que faire la guerre manque à certains …

Des fossés et des arbres, Batterie de Bièvres,
Bois de Verrières, 2012 - Photo © Yannick Vallet

J'avance tranquillement au milieu d'un joyeux fatras d'arbres et de lierre quand soudain un long et violent bruissement me fout une trouille monstrueuse. L'espace d'une fraction de secondes, je me crois attaqué par une compagnie d'artilleurs prêts à me dézinguer. Je me retourne. Derrière moi, une bonne dizaine de chevreuils s'éloignent en sautillant allègrement. Je me sens soulagé mais un peu con ! La journée touche à sa fin et la fatigue me fait imaginer n'importe quoi.

Au fond du fossé, Batterie de Bièvres,
Bois de Verrières, 2012 - Photo © Yannick Vallet

En attendant, je n'ai pas encore exploré l'intérieur des bâtiments. Je descends donc dans les fossés et m'approche d'une des entrées. Face à moi, deux immenses salles : les chambrées, dont chacune pouvait contenir une cinquantaine d'hommes. Deux rangées de six lits en fer, face à face. Quatre places par lit (deux en haut, deux en bas) dans une promiscuité virile et certainement très odorante ! Sans compter les relents de nourriture puisque les repas se prenaient dans les chambres, sur une tablette au bout du lit. Un quotidien difficile mais entre copains de régiment, comme dans ce film incroyable de Raymond Bernard "LES CROIX DE BOIS", tiré du livre homonyme de Roland Dorgelès. Un film tourné en 1931, en Champagne, seulement treize ans après la fin de la guerre avec des comédiens qui avaient eux-mêmes connu les tranchées. Avec le poète Antonin Artaud et un Charles Vanel bouleversant. Et surtout avec des scènes de batailles hallucinantes, dans un noir et blanc dense, magnifiquement sombre et dramatique.

Dans les tréfonds du sanctuaire, Batterie de Bièvres,
Bois de Verrières, 2012 - Photo © Yannick Vallet

Alors que je refais surface à l'air libre (là-dessous ça ne sent décidément pas très bon) je repense à tous ces pauvres gars, souvent très jeunes, qui partaient à la guerre, soi-disant la fleur au fusil et qui, après plusieurs mois passés dans les tranchées, revenaient complètement esquintés par des combats d'une rare violence. Nombreux étaient ceux qui étaient atteints de ce que l'on a appelé le syndrome commotionnel ou trouble de stress post-traumatique (à ne pas confondre avec le choc de l'obus ou syndrome post-traumatique qui lui est lié à un traumatisme crânien). Pour tous ceux-là, impossible de trouver un sommeil réparateur. Pour certains l'hyper vigilance (ils ont peur de se faire attaquer) leur interdit de s'endormir. Pour d'autres, les hallucinations et les cauchemars sont omniprésents et rythment leur nuit au son des explosions et des hurlements sans cesse revécus. Une confusion mentale qui chez beaucoup les suivra jusqu'à la fin de leur vie.

Hangar, Batterie de Bièvres,
Bois de Verrières, 2012 - Photo © Yannick Vallet

Difficile d'imaginer ce que pouvait être l'ambiance dans ces Batteries du Bois de Verrières, pendant la guerre de 14-18. Entre les malades et les convalescents. Avec de la nourriture qui commençait à manquer. Avec des uniformes parfois dépareillés. Sans cartouches, ni munitions, ni même d'armement pour tout le monde. Vivants tous dans des casemates mal entretenues. Sales et bordéliques. Nulle doute que cette armée débraillée et dépressive devait plus avoir l'air de la Cour des Miracles que d'une troupe en marche.

Portique, Batterie de Bièvres,
Bois de Verrières, 2012 - Photo © Yannick Vallet

Et tandis que je retraverse la passerelle en direction de la sortie, je ne peux m'empêcher de penser à mon grand-père qui peut-être, un jour, est passé par ici. Pour se reposer !
À moins qu'il n'ait pas eu le temps lui qui, du côté de Verdun, pris un éclat d'obus dans la hanche et boita le restant de sa vie.


FIN


Demain, pour les passionnés : les bonus. Avec des documents, des combattants et des bombardements …



Disjoncteur, Batterie de Bièvres,
Bois de Verrières, 2012
Photo © Yannick Vallet


Un grand merci à toutes mes sources de renseignements qui m'ont permis de me documenter.

A commencer par Cédric et Julie Vaubourg ainsi que Régis Berger du site Fortiffsere.fr,
Lionel Pracht et son Petit Atlas des Fortifications,
Luc Malchair, Marco Frijns, Jean-Jacques Moulins et Jean Puelinckx pour leur site fortiff.be et leur très complet "Index de la Fortification Française 1874-1914",
Patrick Cotte et Frédéric Lalisse-Mugard de l'ASFV pour le travail sur le Fort de Villiers,

Et aussi Michel Colonna Ceccaldi, Jean-Marie Jacquemin, Christian Gautier et Georges Trébuchet pour leur travail historique sur le Bois de Verrières. À retrouver dans les petits fascicules intitulés "Connaissance de Verrières-le-Buisson et de sa région" (Ed. de l'Historique),

Sans oublier le site Mémoires des Hommes du Secrétariat Général pour l'Administration où sont répertoriés les journaux des Unités de 1914-1918,

Et bien sûr, à Joris-Karl Huysmans et son "A Rebours"s sans lequel cette aventure n'aurait certainement pas existé.