Je reprends la D26, partie de tracé abandonné après 1953, pour rejoindre la Nationale et aller voir de plus près s'il reste des traces du virage de Muizon. Après guerre, sur cette ancienne portion du circuit, de chaque côté de la piste, se trouvaient les Pelouses de la Garenne. D'immenses parkings pour 5.000 véhicules, reliés par une passerelle. Avant, dans les années 20, on y avait installé une buvette ! Mais aujourd'hui, plus aucune trace de tout ça. Même l'ancien camping, situé à l'emplacement du petit bois, a disparu.
Je débouche sur la N31 qui maintenant n'a plus rien à voir avec la route des années 60. Ligne droite ultrarapide pour poids lourds pressés, cette route nationale parfois sur deux voies souvent sur quatre, est bruyante, agressive et violente. Le contraste avec la campagne environnante est saisissant. Et lorsque je dois m'arrêter au niveau du fameux virage, je renonce. Impossible. Trop dangereux. Je dois faire à nouveau le grand tour et stationner un kilomètre au-dessus afin de m'y rendre à pied.
Calé contre la barrière de sécurité, je tourne le dos à la route. Aussi loin que mon regard puisse porter ce sont des champs, des bois, des champs, encore quelques bois et encore des champs. Le village de Gueux. Et plus loin encore, barrant l'horizon, le Parc Naturel de la Montage de Reims. Et sous mes pieds, l'ancien Tarmacadam du circuit réalisé par l'Entreprise Albert Cochery, avec ses lignes jaunes datant des années 60. Extrait de l'article de L'Action Automobile et Touristique de 1953 : La route est construite suivant les procédés et formules les plus récemment admis 0,10m à 0,15 m de sol compacté, 0,25 m de grève compactée, 0,10 m de gros surmacadam et 0,04 m de Tarmacadam fin étendu à la Barber Green7, le tout entrepris par les établissements Albert Cochery.
Arrivant de nulle part, ce vestige du XXe siècle, ce fameux virage de Muizon gît là, indifférent aux saisons, indifférent au temps qui passe.
Virage de Muizon, Circuit de Reims Gueux, 2011 - Photo © Yannick Vallet
La nationale, avec sa descente de la Garenne, faisait de ce circuit un des plus rapides d'Europe. Après l'autre pneu Dunlop, qui enjambait la piste au niveau de la D26, les bolides fonçaient à plus de 250 km/h en direction du virage de Thillois. Mais la vitesse a ses risques et en 1957, Bill Whitehouse y a laissé sa vie. Rapport de la direction des courses : Le 14 juillet vers 14 heures 07. À environ 500 mètres avant le virage de Thillois, la voiture N°34 circulant sur la partie droite de la piste a eu son pneu arrière droit déjanté, […] le véhicule brutalement tiré par l’arrière droit a pivoté et franchissant le champ bordant la route pour, après plusieurs tonneaux, exploser et s’enflammer. Le britannique sera évacué en hélicoptère et décèdera de ses blessures.
En juillet 1959, c'est Claude Storez qui se tuera un peu plus loin, juste dans le virage, avec une Porshe pratiquement identique à celle d'Annie Bousquet.
Aujourd'hui le virage des origines a disparu, remplacé par un rond-point particulièrement laid. Monticule herbeux, cerclé de béton et de bitume. L'Auberge de la Garenne, seule rescapée ici de la grande époque, possédait ses propres balcons sur lesquels on pouvait se restaurer tout en regardant la course. Il faut dire que son emplacement, exactement dans la perspective de la ligne droite des tribunes, était particulièrement privilégié.
Mon tour de circuit s'achève, mais il me reste encore un petit territoire à explorer. Le grand espace du paddock, juste derrière les stands de ravitaillement.
Un gardien, Circuit de Reims-Gueux, 2011
Photo © Yannick Vallet
Le bloc habitat, Circuit de Reims-Gueux, 2011 - Photo © Yannick Vallet
Traversant le grand espace vide de l'ancien paddock, je me dirige vers le fond du terrain, là où avait été édifié le restaurant officiel du circuit, La Grillade et la Broche. Un club-house avec pergolas et rosiers grimpants. Tout un programme. Mais la nature a repris ses droits et les petits arbustes d'antan sont devenus arbres. Me glissant dans l'enceinte dont il ne reste plus grand chose, je découvre un sol tapissé de lierre et, par-ci, par-là, quelques vestiges de l'établissement. Des bouts de mur, des restes de poteaux métalliques, des parpaings recouverts de mousse. Il me semble d'ailleurs que c'est dans ce genre d'endroit que s'enracinent les légendes. Celles qu'on fabrique avec des morceaux du passé et des bribes de mémoire. Les légendes ou l'Histoire. La nostalgie ou le souvenir. La mélancolie ou la mémoire. Comment choisir ?
Clôture, Circuit de Reims-Gueux, 2011
Photo © Yannick Vallet
À l'extrémité de cet enclos invisible, je découvre une imposante cheminée pour le moins pittoresque : la rôtisserie en plein air ! Et de l'autre côté, adossée à son mur de brique, ce que je prends tout d'abord pour une petite cheminée cosy. Ce qui m'induit en erreur ce sont ces cendres, que certains y ont laissées. Sauf qu'à l'époque, personne n'a jamais fait de feu à cet endroit-là. Et pour cause. Il s'agit de la chapelle, elle aussi en plein air ! Un lieu de culte et de recueillement où l'on disait parfois la messe. Histoire de s'en remettre à Dieu et au destin …
La chapelle en plein air, Circuit de Reims-Gueux, 2011
Photo © Yannick Vallet
La journée se termine. Il va me falloir rentrer sur Paris. J'emprunte le chemin qui me ramène sur la piste. Je croise à nouveau un bloc sanitaire, en sale état. Un transformateur et son poteau en béton. Et puis la maison du gardien, dont il ne reste (à peine) que quatre murs.
Il me reste encore des milliers de choses à photographier. Je reviendrai donc pour faire le tour du circuit en prenant mon temps. À pied. Un autre jour.
Pendant ces quelques heures passées au cœur d'une légende, j'ai l'impression d'avoir parfois frôler l'intangible. Tous ces bâtiments. Ces courbes. Ces ruines. Ce bitume. L'âme des pilotes était souvent-là, l'âme du circuit aussi. Et puis ses fantômes également. Tous un peu tristes de n'avoir pas fini leur prometteuse carrière sur une ligne d'arrivée, adulés par la foule.
Quelque soit l'avenir du Circuit, ces huit-là feront toujours partis de la légende. Parce qu'ils ne sont plus. Parce qu'ils font partie d'une aventure humaine. Pour l'éternité.
FIN
Demain, pour les passionnés : les bonus. Avec encore des héros, du live et des films …
ELF, Circuit de Reims-Gueux, 2011
Photo © Yannick Vallet
À commencer par le site des Amis du Circuit de Gueux et les textes de Laurent Rivière.
Le forum Autodiva et les pépites des passionnés Sylvain Régnier, Laurent Voivret, Thierry Gil ainsi que de l'Automobile Club des Lions.
Et enfin les textes du Pr Reimsparing, de Christian Courtel et de Philippe Vogel, sur le blog Mémoire des Stands, animé par Patrice Vatan.
Et à tous les autres, très nombreux, dont j'ai pu croiser les mots et les images au hasard de mes recherches sur la toile.
7 La Barber Green est une énorme machine de fabrication américaine qui sert à étendre les revêtements de route. Le vert est la couleur typique de cette marque.
Et bien sûr, à Olivier Hodasava et son Dreamlands, là où tout a commencé un jour de mai 2011.
7 La Barber Green est une énorme machine de fabrication américaine qui sert à étendre les revêtements de route. Le vert est la couleur typique de cette marque.