"Si vous marchez dans la grand-rue, un après-midi du mois d'août, vous ne trouverez rien à faire. Le plus grand bâtiment, juste au centre de la ville, n'a que des fenêtres aveugles et penche si fort vers la droite qu'à chaque seconde, on attend qu'il s'effondre. C'est une très vieille maison. Elle a quelque chose d'étrange, d'un peu fou, que vous ne parvenez pas à comprendre, et, brusquement, vous découvrez qu'il y a très longtemps déjà, on a commencé à peindre le côté droit de la véranda et un peu du mur – mais on n'a pas terminé le travail et la maison a un côté plus sale et plus sombre que l'autre. Elle a l'air tout à fait inhabitée. Au second étage, pourtant, il reste une fenêtre qui n'a pas été aveuglée. Il arrive parfois, au plus tard de l'après-midi, quand la chaleur est à son comble, qu'une main pousse la persienne et qu'un visage surplombe la ville. Un visage comme en on les figures qu'on croise dans les rêves – blafard, aséxué, deux yeux gris en croix, tournés l'un vers l'autre suivant un angle si aigu qu'ils ont l'air de se renvoyer le regard immense et secret de la douleur. Ce visage s'attarde une heure environ, puis la persienne se referme, et il n'y a plus âme qui vive dans la grand-rue."
La Ballade du café triste (The Ballade of the sad cafe)
Carson McCullers (1943)